Mercredi 3 décembre 2008 à 4:11

Erreur ou non, ma décision était prise. L'espace d'un instant, d'un bref instant, je l'avais senti. Si intensément... Il était impossible que j'aie fait erreur. Debout au bord du précipice, contemplant le vide, j'affermis ma résolution. Il ne me restait plus que ce moyen désormais... Je sautai.

 

Au-delà de l'espace et du temps, dans une singularité cosmique, une dimension magique ou un autre phénomène de nature inexpliquée, se dresse la Demeure de la Destinée. Avouons-le, cette dénomination est plutôt pompeuse lorsqu'elle s'applique à une bicoque délabrée plantée sur un bout de marécage répugnant. Mais les apparence sont souvent trompeuses, surtout en ces lieux, et même si le moins que l'on puisse dire c'est qu'elle ne paie pas de mine, c'est dans cette masure que se décide le destin des Hommes.

Destinée... une entité très particulière. À l'origine, ce sont les humains qui lui ont donné vie. Oui, les pauvres petits humains, si terrifiés par l'inconnu qu'ils se sont persuadés que leurs vies devaient nécessairement être guidées par une main invisible, que tout devait avoir un but... Cette croyance est si forte, si profondément ancrée dans leur nature qu'elle a fini par se matérialiser. Au début, elle n'était pas grand chose, elle assumait les fonctions et revêtait les apparences que l'imagination collective lui prêtait. Mais vint un moment où sa force fut suffisante pour qu'elle acquière personnalité et autonomie. Et si l'humanité pouvait avoir conscience de ce fait, gageons qu'elle le regretterait amèrement... Car pour se rassurer face à sa peur irraisonnée de l'inconnu, elle a donné naissance à un être bien plus à craindre. Enfin, l'Histoire nous enseigne que ce type d'erreur est malheureusement monnaie courante chez l'Homme...

Mais pourquoi, vous demandez-vous peut-être, le destin devrait-il être craint? La réponse est somme toute assez simple... Destinée est certes puissante, puisqu'elle préside au devenir de tout un monde. Elle est également éternelle. Elle sait tout. Et elle est seule. En un mot comme en cent, elle s'ennuie terriblement.

Fort heureusement pour elle, et sans doute beaucoup moins pour vous, elle dispose d'une source de distraction potentielle. Oui, vous l'aurez deviné, il s'agit des humains. D'ailleurs se sont ces mêmes humains qui lui permirent d'atténuer un peu sa solitude, lorsque dans l'antiquité il lui prêtèrent la forme de trois vieilles femmes. Comprenant très vite les avantages qu'elle pouvait en tirer, elle décida d'adopter définitivement cette apparence. Mais une fois passé l'attrait de la nouveauté, lorsque les trois qui n'en avait fait qu'une se connurent parfaitement, l'ennui revint. Elles essayèrent alors autre chose. Choisissant quelques hommes, elles introduisaient dans leur vie certains évènements, puis cessaient de regarder dans le futur pour suivre le déroulement de leur existence en temps réel, en pariant sur le dénouement. Cela les amusa beaucoup, et elles attrapèrent la fièvre du jeu. Cependant, au fil des siècles, elles devinrent suffisamment expertes en la nature humaine pour ne plus se tromper dans leur pronostics. Une nouvelle fois, la lassitude les gagna. Ce qui ne les empêcha pas de continuer, par habitude, par dépit, dans l'espoir d'être surprises un jour...

Maintenant que les présentations sont faites, pénétrons donc dans leur antre. L'endroit n'est visiblement pas entretenu. Un peu partout s'entassent des objets de toutes natures, ensevelis sous la crasse et la poussière. Tous sont ou furent précieux pour quelqu'un, apportés par les rares héros (héros tragiques généralement) ayant atteint cet endroit et tenté de pactiser ou de parier avec les Moires. Au centre de l'unique pièce se tiennent les maîtresses des lieux elles-mêmes. En haillons, les trois terribles vieilles sont penchées sur la grande tapisserie du destin dont elles sont les tisseuses. Leurs yeux chassieux, enfoncés dans leurs visages parcheminés, sont braqués sur un fil particulier, bien étrange en vérité. En effet, est beaucoup plus long que les autres et semble luire légèrement. De plus, il présente des discontinuités, disparaissant souventes fois de la tapisserie pour réapparaître plus loin...

Tandis qu'elles le suivent du regard, les Moires s'animent et discutent.


- Ah, cette fois, c'est la bonne, il va le faire!


- Oui, encore une défaite pour lui, encore un trophée pour nous.


- Ça y est, il s'est lancé!

 

 

Alors que je tombais, mon esprit fonctionnait à toute allure, m'interdisant de me laisser aller aux sensations que la chute éveillait en moi. Je savais qu'en réalité tout cela se déroulait en l'espace de quelques secondes, pourtant la vitesse à laquelle défilaient mes pensées me donnait l'impression que le temps s'étirait. J'avais toujours pensé qu'il ne s'agissait que d'un cliché d'écrivain... mais ma vie défilait bel et bien devant mes yeux tandis que le sol se rapprochait. Ma raison se scinda en trois. Une partie se débattait, hurlait que tout cela n'était qu'une folie, que j'allais mourir et rien d'autre. La seconde contemplait ma vie et se réjouissait, heureuse d'en finir. La troisième quant à elle s'accrochait à ce fol espoir qui m'avait pris, et exhortait les autres à faire silence. Après une lutte acharnée, ce fut elle qui vainquit, et je redevins un esprit unique juste à temps pour lancer un compte à rebours mental. 3... 2... 1...

 

Les trois tisseuses sont au comble de l'excitation quand enfin le fil se rompt.


- Les jeux sont faits mes sœurs. Nous n'avons plus qu'à attendre qu'il vienne nous apporter nos gains.


- Tout de même, c'est un sacré entêté celui-là. Combien de fois a-t-il fini de cette manière? J'ai perdu le compte. Et pourtant il continue d'essayer. Vous pensez qu'il va retenter sa chance?


- Oh, ça ne fait aucun doute je dirais. Nous devrions dors et déjà décider de ce que nous allons mettre en jeu pour la prochaine partie. Enfin, en supposant qu'il lui reste encore quelque trésor à gager après tout ce que nous lui avons pris. C'est un être plein de ressources mais même lui possède ses limites.


Tout à coup, elles se taisent. L'éclat du fil brisé vient de gagner en intensité, et sa lumière ne fait que croître. Celle-ci se condense alors en un fin rayon d'un bleu très clair qui vient prolonger le fil et s'insinue de lui-même dans la tapisserie...

 

À l'instant fatidique, comme je l'avais espéré, souhaité... non, comme j'en avais eu la conviction, la sensation revint, mais beaucoup plus forte que la fois précédente. Ce n'était donc pas une illusion... Elle m'envahit et j'eus l'impression qu'en moi se rompaient sceaux et barrages dont je n'avais pas eu conscience jusqu'alors. Une forte rafale de vent semblant issue du sol lui-même me renvoya en l'air alors que j'aurais dû m'écraser, et dans mon dos des ailes se déployèrent. Mes ailes... Après un temps de flottement, la mémoire me revint. Je n'étais pas cet humain duquel je m'étais vu attribuer le corps et l'existence cette fois-ci, pas plus que celui d'avant, ni aucun des nombreux à l'avoir précédé.

Je suis Orphen, esprit de l'air, sylphe ou ange, comme il vous plaira de m'appeler, et je suis issu de ce monde de magie parallèle au monde des humains que ces derniers nomment parfois Faërie. Je me souviens de tout désormais.

Lenna, Mon Aimée, ma moitié (et bien plus encore car l'amour des créatures de magie est bien plus intense que tout ce que vous pouvez imaginer), et moi-même avons toujours été attirés par les Hommes. Nous nous inquiétions grandement de l'éloignement de nos réalités qui allait croissant, vous coupant de toute magie, refroidissant vos cœurs et pensions-nous, vous vouant à des existences sans saveur. Alors, par amour pour vous, je conçus un projet fou: me rendre en votre monde et par la force de mon âme parvenir à ouvrir un passage par lequel la magie pourrait circuler et vous inonder... Mais ce n'était pas sans risque. Car Destinée, votre créature, vous possède à présent, et ne laisse personne empiéter sur son territoire sans contrepartie. Les règles sont des plus strictes. Celui d'entre nous qui se rend en votre monde se voit dépouillé de sa mémoire et de ses pouvoirs, et soumis aux caprices du destin. De plus, bien que la nature de son âme soit conservée, il est voué à ressentir des sentiments humains... Cette dualité, je vous l'assure, a de quoi rendre fou. Dans ces conditions, comment faire pour créer un pont entre nous? Et bien vos Moires ont une faiblesse: elles sont joueuses. Aussi ai-je songé que le recouvrement de mes pouvoirs pourrait faire l'objet d'un pari...

Je fis une erreur alors, en exposant mes idées à Lenna. Mais aurais-je pu lui cacher quoi que ce soit? De nature beaucoup plus impulsive que la mienne, elle me devança, sans avoir rien préparé qu'elle pu proposer aux tisseuses. Aussi joua-t-elle son âme. Et elle perdit...

Depuis lors, j'ai vécu maintes vies humaines, avec à chaque fois un double enjeu: ouvrir cette voie pour laquelle Lenna s'était sacrifiée, et lui rendre sa liberté. Les termes de l'accord étaient chaque fois les mêmes. J'engageais ce que les Moires me demandaient, parfois un trésor de mon monde que j'acquerrais avec difficulté, parfois une part de moi-même. Toujours quelque chose d'inestimable. Puis j'étais envoyé parmi les hommes, et je devais prouver au destin que mon âme était suffisamment forte pour résister, même sans mémoire et sans pouvoir, à la part humaine qui m'étais adjointe. Pour cela, il me fallait conserver mon désir de vivre et de protéger les autres jusqu'à l'instant de ma mort. La première fois, j'eus l'impression que ce serait chose facile. J'oubliais qu'une fois à destination, je serais soumis aux caprices de celles contre qui je jouais, qui connaissaient parfaitement leur affaire... Je perdis, cette fois-là et de nombreuses autres...

Mais c'est terminé. J'ai enfin réussi. Et ce grâce à un événement qui en y repensant me semble un peu suspect... Durant cette dernière existence humaine, je faillis mourir lors d'un accident. Voyant ma dernière heure arriver, je ressentis alors la magie au fond de moi, cette magie que mon âme savait lui appartenir, qu'elle recherchait désespérément. Mais je fus sauvé in extremis.

Était-ce une erreur des Moires ou une action délibérée? Je ne sais, mais cela m'intrigue... Un jour, peut-être irais-je les revoir pour leur poser la question. Mais avant cela, j'ai fort à faire ici...

 

- Il a réussi! Il a réussi! De toute éternité, c'est la première fois que nous sommes battues.


- Et nous allons devoir restituer un de nos trésors les plus précieux. Une âme aussi belle, c'est du gâchis que de la lui laisser. Mais ce n'est pas tout...


- Oui, car maintenant il va pouvoir agir à sa guise et gauchir nos trames... Il va être difficile de tout prévoir.


- Très difficile, pour ne pas dire impossible.


- Nous allons avoir des surprises...


Les fileuses se dévisagent mutuellement, puis échangent un sourire complice avant de s'en retourner à leur contemplation de la tapisserie du destin...

..........................................................


Une fois n'est pas coutume, mini-speech conclusif plutôt qu'introductif ;p
Ceux qui ont lu l'article "Gardian angel" auront compris que ce texte est une histoire possible pour Orphen... Je dis bien possible, car dans ma tête rien n'est fixé ^^ D'ailleurs... bon, il n'y a pas grand monde à passer ici, mais je propose quand même à qui veut de rédiger sa propre version de l'histoire d'Orphen à partir de Gardian Angel, et de la poster ensuite sur son blog... S'il y a des motivés/inspirés ;)
Vous aurez peut-être remarqué une dégradation de la qualité d'écriture au fil de l'article. Je m'en excuse, je l'ai commencé à minuit dans un état de fatigue déjà bien avancé, je ne le termine que maintenant (4H) alors forcément... en plus je n'ai pas le courage de relire xD
Sur ce, je vous fait des bisous avant d'aller m'effondrer dans mon lit ;p

 

Par diwar le Mercredi 3 décembre 2008 à 10:32
très sympa cette petite suite. Elle est assez surprenante mais je l'aime bien. Par contre pour ta proposition de faire notre propre suite, n'en attends pas de moi. C'est ton texte et je n'oserais pas en faire un suite!
Par diwar le Mercredi 3 décembre 2008 à 11:00
très sympa cette petite suite. Elle est assez surprenante mais je l'aime bien. Par contre pour ta proposition de faire notre propre suite, n'en attends pas de moi. C'est ton texte et je n'oserais pas en faire un suite!
Par Up-in-the-sky le Mardi 9 décembre 2008 à 19:56
Mais où trouves tu le temps pour taper tout ça toi ?
Par Tolgerias le Vendredi 16 janvier 2009 à 22:06
C'est tout à fait ce que j'aime en temps que lecteur chevronné. Ces 4h d'écriture en valaient largement la peine, je trouve ! (même si tu n'y avait eu aucun plaisir, mais j'en doute ;) )
Par http://www.bruno-anim.fr le Samedi 9 juillet 2016 à 5:11
En un mot comme en cent, elle s'ennuie terriblement.
 

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