Cela faisait trois semaines que je séjournais chez le vieil homme. Je lui prêtais la force de mes bras vigoureux afin d'effectuer les travaux quotidiens que son âge ne lui permettais plus d'assumer, en échange du gîte, du couvert, et de ses enseignements. Son esprit encore vif et alerte était en effet une véritable mine d'or, empli de contes, de légendes et de nombreuses connaissances sur ces terres, qu'il partageait avec un plaisir manifeste. Il affectionnait également les énigmes, mais pas n'importe lesquelles. Celles qu'il posait contenaient toujours une leçon, et les résoudre apportait à qui s'y attelait d'importantes informations sur soi-même, sur le fonctionnement de l'esprit, sur la marche des choses...
J'appris beaucoup auprès de lui.
Ce matin là, alors que je travaillais à retourner un carré de terre, il vint à moi, s'appuyant comme à son habitude sur le bâton noueux avec lequel il compensait sa légère claudication. Lorsque je l'aperçus, je posai ma bêche et me rendis à sa rencontre, afin de lui épargner un trajet pénible et inutile. Il m'accueillit d'un sourire et me dit:
« Petit, un grand taureau noir dont j'ai fait l'acquisition récemment s'est enfui de l'étable. Je te serai reconnaissant si tu pouvais me le retrouver. Je suis sûr que tu peux mener cette tâche à bien. »
Alors qu'il prononçait ces mots, son œil sembla pétiller de malice, comme lorsqu'il posait une énigme particulièrement instructive. Je ne le connaissais que depuis très peu de temps, et s'il était prodigue quand il s'agissait de conter des histoires, il était en revanche très avare de renseignements sur lui-même, aussi ne savais-je en vérité presque rien de sa vie. Pourtant, j'avais été dès le départ séduit par le personnage, et lui avais accordé ma confiance sans retenue. Je n'avais aucune raison de procéder différemment cette fois-ci, aussi ne lui posai-je aucune question et me contentai-je d'acquiescer avant de partir en quête de l'animal échappé.
Je quittai la petite propriété en suivant un petit sentier pierreux qui traversait plusieurs champs et menait à la forêt. Une part de moi-même sentait que la mission qui m'avait été confiée était plus qu'il n'y paraissait. Habitué alors aux jeux d'esprit de l'ancien, je savais devoir me laisser porter par mon intuition plutôt que par la raison. Je m'ouvris à cette voix intérieure que je connaissais bien désormais, et la laissai me guider. Contre toute logique, je décidai de ne pas arpenter les prés, qui auraient pourtant été la destination la plus évidente pour un tel animal. Ce fut vers la forêt que mes pas m'emportèrent.
L'endroit était merveilleux, comme tiré d'un conte. Je pris un immense plaisir à naviguer presque au hasard à l'ombre des arbres majestueux. La doucereuse odeur de l'humus, les branches tombées et les feuilles mortes crépitant sous mes pieds, le chant des oiseaux nichant dans les branchages... absorbé par les plaisirs s'offrant à mes sens, je ne prenais pas garde à la direction dans laquelle j'avançais. Je ne repris conscience qu'en parvenant face à un ruisseau. L'eau en s'écoulant émettait une mélodie cristalline. Un rayon de lumière, parvenu à se glisser entre les feuillages, en faisait miroiter la surface, achevant de donner à la scène une aura de magie féérique.
Et il était là.
Noir comme l'ébène, massif, dégageant une impression de puissance hors du commun, le taureau s'abreuvait.
Incapable de bouger, retenant mon souffle pour ne point le troubler, je restai à le contempler un long moment. Puis il dû sentir ma présence, car il se tourna vers moi et commença à souffler par les naseaux tout en grattant le sol de son antérieur.
C'est alors que ma propre réaction me surprit. Au lieu de m'éloigner doucement ou de prendre carrément mes jambes à mon cou, je m'approchai de l'animal en prononçant des paroles apaisantes dans cette langue chantante dont l'ancien m'avait enseigné les rudiments. À mesure que j'avançais, le taureau se calmait, cessant tout d'abord de frapper du sabot, puis s'immobilisant tout à fait comme j'arrivais suffisamment près pour le toucher.
Nos regards se croisèrent, et je n'aurais su décrire alors l'émotion qui me prit. Mais j'eus tout à coup la certitude de ce que je devais faire. Me plaçant à côté de lui, je lui flattai l'encolure de la main, puis l'enfourchai. Il se mit en marche, doucement tout d'abord, avant d'accélérer et de se lancer dans une course folle. J'ignore comment je fis pour rester sur son dos. Durant cette extraordinaire chevauchée, je n'étais plus un homme mais un esprit de la nature, fort, inarrêtable, libre... si libre...
Évitant à chaque fois de justesse les nombreux troncs d'arbres, nous traversâmes la forêt à toute allure. Je ne pensais pas qu'il fût possible d'aller plus vite, mais ma fantastique monture me détrompa dès que nous arrivâmes en terrain dégagé. Nous galopâmes ainsi, sans but, ivres de liberté, jusqu'à la tombée de la nuit. Lors, le taureau rentra de lui même à son étable, au pas.
Je descendis de sur son dos, les jambes cotonneuses et l'esprit encore gris. Mon corps s'occupa seul de nourrir et d'abreuver l'animal, puis de se rendre dans la maisonnette du vieil homme.
Celui-ci m'attendait, assis devant le feu, un bol de soupe fumant à la main.
Sans un mot, il me le tendit, puis patienta jusqu'à ce que je recouvre mes sens.
Alors il me dit:
- Je savais bien que tu y arriverais. Alors dis-moi, qu'as-tu ressenti lorsque tu l'as trouvé?
- C'est une bien étrange émotion qui m'a pris. J'ai eu l'impression de contempler une force de la nature, sauvage, indomptable. Une puissance formidable issue de la terre elle-même, faite pour être libre, et qui n'a pas sa place enchaînée dans le monde des hommes. Je ne voulais plus le ramener. Je sentais sa rage, sa frustration, son désir de partir au loin pour trouver une terre à sa mesure, sa mélancolie de se trouver ici-bas.
- Et selon toi, pourquoi est-il rentré ici après votre course?
- Je suppose que pendant cette journée, il a pu un temps se trouver lui-même, savourer l'intense plaisir de se sentir libre, mais qu'il considère malgré tout cet endroit comme son foyer. Aussi, épuisé, y est-il revenu se reposer.
- Une dernière question, s'il était si avide de se débarrasser du joug des hommes, pourquoi à ton avis t'a-t-il laissé, invité peut-être même, à le monter?
Je réfléchis quelques instants. La dernière pièce du puzzle se mit en place dans ma tête. Je répondis:
- Je pense... je pense que la raison en est que lui et moi ressentons la même chose, et qu'il a perçu mon désir comme j'ai perçu le sien.
Lorsqu'il me sourit alors, son visage sembla s'illuminer.
- Si tu as compris cela, alors je n'ai plus rien à t'apprendre jeune homme. Demain je te rémunèrerai pour les services que tu m'as rendu, et tu pourras reprendre la route. N'aie crainte, je suis persuadé que tu trouveras ce que tu recherches.
- Mais... je n'ai pas besoin de rétribution vous savez. Vous m'avez tant apporté. Et comment allez-vous faire pour...
- Pas de discussion petit. Mes bavardages quotidiens m'ont fait autant, voire même plus plaisir qu'à toi. Ils ne constituent en aucun cas un gage satisfaisant. Et je me débrouillerai très bien tout seul, comment crois-tu que je faisais avant que tu n'arrives? Allez, tu es éreinté, va donc dormir maintenant.
Dès qu'il eut prononcé ces mots, je n'eus plus de volonté. Tout juste parvins-je à lui souhaiter une bonne nuit d'une voix pâteuse avant de rejoindre mon lit et de sombrer dans un sommeil sans rêves.
Le lendemain, quand je redescendit, nulle trace de l'ancien. Sur la table était posé un balluchon contenant quantité de vivres, une somme d'argent correspondant au salaire d'un garçon de ferme employé durant un mois, et un message.
« Je n'ai jamais aimé les adieux, aussi ne me trouveras-tu pas aujourd'hui, ni demain, ni même si tu me cherchais dans ce but toute ta vie durant. Ne me fait surtout pas l'affront de refuser ce que je t'offre sans quoi les échos de mon mécontentement te poursuivront longtemps. Va, trouve ta place maintenant. Mes pensées et ma bénédiction t'accompagnent, et peut-être cela te sera-t-il plus utile que tu ne peux l'imaginer. Au revoir petit.
Asarlaí »
Les larmes aux yeux, je rangeais soigneusement les cadeaux du vieil homme avant de quitter la propriété. Si je m'étais retourné, peut-être l'aurais-je aperçu, forme voutée appuyée sur son sempiternel bâton, m'adressant un dernier sourire emprunt de bonté à travers la brume matinale. Mais je ne me retournai pas.
Quelques temps plus tard, je dinai à la table d'une famille paysanne dont j'avais sorti le jeune fils d'un mauvais pas et qui me remerciais en m'offrant le repas ainsi qu'un abri pour la nuit. Au cours de la soirée, je leur fis part de l'endroit où j'avais passé les trois semaines les plus inoubliables de mon existence, et ils me regardèrent avec des yeux ronds d'étonnement.
Ils me dirent que j'avais sans doute été victime d'une bien étrange plaisanterie, ou d'un délire causé par la fièvre. En effet, d'aussi loin que leur mémoire pût remonter, et celle de leur aïeux avant eux me jurèrent-ils, les lieux où j'avais vécu étaient inhabités et désolés. Ils me contèrent alors une légende, celle d'un homme du temps jadis qui avait demeuré là-bas, et qui partit subitement à la recherche du pays des fées. Nul ne le revit jamais, mais l'histoire raconte qu'après maintes péripéties il atteignit son but, fut accueilli par les créatures de magie et devint enchanteur à la cour de la reine du petit peuple. On dit aussi qu'un jour, satisfait de son existence, il reviendra finir ses jours en son foyer...
[NdlA: Asarlaí signifie magicien en gaélique ;) ]